Le pigeon sauvage

LE PIGEON SAUVAGE

 

Nurmuhemmet Yasin

http://www.rfa.org/english/uyghur/wild_pigeon-20050627.html/wild-pigeon.jpg 

 


Rêve ou réalité

 

      Me voici, volant dans le bleu profond du ciel; je ne sais si je rêve ou si je suis éveillé. Un vent vivifiant me traverse les ailes; mon esprit s'élève dans les hauteurs et mon corps acquiert force et puissance. Le matin rougeoie à l'infini et le soleil, magnifique, éclaire le monde. Quels beaux paysages !  Je monte encore plus haut et mon énergie se décuple.

 

  Les champs de fraises disparaissent de ma vue et le monde devient soudain plus vaste, tel un tapis bleu profond étalé sous mes yeux. C'est un pays merveilleux que je n'ai encore jamais vu. J'aime passionnément cet endroit, le pays de ma naissance: tout est si beau sous mes ailes.

 

  Maintenant j'aperçois des maisons et leurs alentours ainsi que des créatures vivantes qui bougent; ce sont sans doute les humains contre lesquels ma mère m'a mis en garde. Mais peut-être ma mère a-t-elle vieilli, car ils ne me semblent pas bien dangereux. Comment ces créatures qui rampent si lentement sur la terre pourraient-elles être plus puissantes que les oiseaux qui volent dans le ciel?

 

  J'ai peut-être tort, mais elles n'ont pas vraiment l'air terrible. Ma mère m'a toujours dit que ce sont des créatures perfides qui nous attrapent et nous mettent en  cage dès qu'elles nous voient.

Comment est-ce possible? Sans doute ne suis-je pas assez intelligent pour le comprendre. Soudain, je suis envahi par un désir fou de voir et de connaître ces humains, et je vole plus bas, planant au-dessus d'eux et distinguant tout plus clairement. Ma mère me dit toujours : "Les ruses du genre humain sont légion; les hommes cachent leurs plans dans leur ventre; attention! que par négligence tu ne te retrouves pas en prison! »

 

  Tout à coup, je sais que je veux absolument voir les plans de ces humains. Pourquoi les cacheraient-ils dans leur ventre? Impossible à comprendre.

 

 

La descente

 

  Je descends peu à peu, planant au-dessus des habitations. Tout ce qui est en dessous m'apparaît très clairement. Je peux voir les gens, leurs vaches, leurs moutons et leurs poules, et plein d'autres choses que je n'ai encore jamais vues. Un groupe de pigeons vole en tournoyant, d'autres sont perchés sur une branche.

 

  J'atterris. Pour me joindre à leur conversation? ou pour me reposer? Je ne m'en souviens pas car je suis alors en proie à une grande confusion de sentiments. Une chose est sûre: j'ai très envie d'en savoir plus sur eux.

 

  "D'où viens-tu ?" me demande un pigeon. Il est plus vieux que les autres, mais je ne peux pas dire s'il est leur chef. De toute façon, je ne suis pas l'un d'eux et la position qu'il occupe m'importe peu. Aussi, je réponds simplement: «Je viens du champ de fraises".

" J'ai entendu parler de cet endroit par mon grand-père; nos ancêtres viennent de là" répond-il. " Mais je pensais que c'était très loin d'ici et que cela prenait des mois pour aller jusque-là. Nous ne pouvons voler aussi loin. Peut-être t'es-tu perdu?"

 

  Est-il si vieux qu'il ne puisse parcourir cette courte distance en quelques jours comme je l'ai fait?  Peut-être est-il beaucoup plus âgé qu'il n'en a l'air; ou peut-être pense-t-il à un autre champ de fraises beaucoup plus éloigné? Si son grand-père venait du même champ de fraises, alors nous serions parents...

 

   A ce vieux pigeon, je réponds: "Je ne suis pas perdu; je m'entraîne à voler et je suis venu ici intentionnellement. Je n'ai volé que pendant quelques jours, mais je n'ai rien mangé depuis que j'ai quitté la maison".

 

Qu'est-ce qu'une âme?

 

  Le vieux pigeon semble surpris:

" Tu dois être un pigeon sauvage. On dit que nous ne sommes pas aussi courageux que vous, que nous ne voyons pas plus loin que les branches sur lesquelles nous nous reposons et les cages dans lesquelles nous dormons. J'ai toujours vécu ici et je me suis jamais hasardé plus loin, et pourquoi le devrais-je? Ici, j'ai une branche pour me reposer, une cage pour y vivre et tout est fait pour moi. Pourquoi quitter cet endroit? Pour souffrir? D'ailleurs je suis marié et j'ai une famille; où irais-je? Mes hôtes me traitent bien" conclut-il en se donnant de petits coups de bec dans les plumes.

 

  "-J'ai entendu dire que les humains sont redoutables, que, s'ils nous attrapent, ils asservissent nos âmes. Est-ce vrai?

- Ame, C'est quoi une âme, grand-père?" demande un jeune pigeon perché à côté de moi.

Je suis stupéfait qu'il ne connaisse pas ce mot, qu'il ne sache pas ce qu'est une âme. Qu'est-ce qu'ils apprennent à leurs enfants, ces pigeons? Vivre sans âme, sans même comprendre ce qu'est une âme est absurde. Ne le voient-ils donc pas? L'âme, la liberté, cela ne peut ni s'acheter ni être donné en cadeau ni même s'obtenir par la prière.

 

  La liberté de l'âme, me dis-je, est essentielle pour ces pauvres pigeons; sans elle la vie n'a pas de sens et pourtant, eux, ils ont l'air de n'en avoir même jamais entendu parler.

 

 Le vieux pigeon touche la tête de son petit-fils et dit: "Je ne sais pas non plus ce qu'est une âme. J'ai entendu une fois ce mot dans la bouche de mon propre grand-père qui le tenait de mon arrière-grand-père. Et peut-être lui-même le tenait-il de mon arrière-arrière-grand-père. Mon grand-père à moi disait parfois:  Nous les pigeons, nous avons perdu notre âme il y a longtemps. C'est sans doute de cette âme que ce pigeon sauvage nous parle, alors qu'aujourd'hui nous n'en possédons pas la moindre trace".

 

  Le vieux pigeon se tourne vers moi; "Dis-moi, mon enfant, sais-tu ce qu'est une âme?"

 

 

Un débat chez les pigeons

 

  Je reste figé, car je me rends compte que je n'ai même pas le début d'une réponse à cette question que j'ai moi-même provoquée. Puis, je réplique:" Je ne sais pas. Mais ma mère dit que je possède l'audace et l'esprit d'aventure de mon père. Une fois devenu adulte, il est sûr que je saurai et comprendrai ce qu'est une âme"

 

  Le vieux pigeon ajoute: " C'est sans doute l'esprit de ton père qui est en toi maintenant. Ce ne sont pas seulement les générations de nos pères que nous avons perdues, mais c'est l'âme de la communauté pigeon tout entière qui a disparu. Ma mère et les siens n'ont jamais parlé de l'âme et je n'ai jamais prononcé ce mot devant mes propres enfants. Peut-être sommes-nous déjà entrés dans une ère sans âme. Comme ce serait merveilleux de revenir au bon vieux temps!" Le vieux pigeon sourit et se plonge dans une douce rêverie.

 

  "Sans âme" dis-je" des générations de pigeons seront asservies par des êtres humains qui peuvent vous réduire en chair à pâté à tout moment. Même, à supposer qu'ils vous relâchent, vous ne voudrez pas quitter votre famille et la nourriture qui vous est distribuée. Vous ne voulez pas abandonner votre logis et un petit tas de nourriture, mais vous laissez vos descendants devenir esclaves des humains. Vous aurez besoin d'un chef, mais d'abord vous devez libérer votre âme... et comprendre ce qu'est une âme. Pourquoi ne venez-vous pas avec moi? On pourrait poser la question à ma mère."

 

  Je ne sais pas alors si c'est au vieux pigeon ou à moi-même que je veux faire donner des explications sur l'âme; peut-être aux deux.

 

  "J'ai déjà un pied dans la tombe" dit-il "et dans ma cage je suis en sécurité. Où irais-je pour arriver à comprendre ce qu'est l'âme, Une âme, je ne la reconnaîtrais même pas si j'en voyais une et je ne saurais pas où en trouver. Et à quoi cela me servirait si je trouvais la mienne? Ici, nous vivons en paix; il ne se passe rien, nous sommes tranquilles. Comment puis-je demander aux autres d'abandonner cette vie pour quelque chose dont la valeur nous échappe.

 

  Je pèse les paroles du vieux pigeon qui, à première vue, paraissent sages, mais qui à la réflexion sont totalement fausses. Soudain, je me sens honteux et gêné de tenir  ainsi une discussion philosophique avec ces pigeons, ces oiseaux sans âme, et je décide d'aller retrouver ma mère.

 

 

Des mots étranges en guise de lait maternel

 

A ce moment, un groupe de pigeons arrive sur la branche à côté de nous. Je les entends parler entre eux, mais je ne peux comprendre ce qu'ils disent. Peut-être utilisent-ils leur langue maternelle à eux. Il y a aussi parfois des étrangers comme eux qui volent jusque chez nous. Ceux-ci sont-ils des visiteurs étrangers? Des amis du vieux pigeon? Je n'en sais rien, pas plus que je ne sais s'ils souhaitent que je participe à leur discussion.

 

  "Comment vas-tu, mon enfant?" demande le vieux pigeon en donnant de légers coups de bec dans les plumes d'un pigeon plus petit.

"- Pas bien, j'ai faim. Pourquoi  ma mère ne me nourrit-elle plus?"

Le petit pigeon parle de nourriture; j'entends les mots" blé, millet, chanvre". Ils emploient beaucoup de termes concernant l'alimentation que je ne connais pas. Ces pigeons domestiques sont très étranges: tant de mots que je ne comprends pas...

" Ta mère essaie de mettre de côté de la nourriture pour les frères et sœurs que tu vas bientôt avoir" rétorque le vieux pigeon," Tu n'as qu'à attendre que les humains viennent nous nourrir.

- Je ne peux pas attendre. Je vais m'envoler vers le désert et je me débrouillerai tout seul.

- Je t'en prie, écoute-moi, mon cher petit. C'est trop dangereux, quelqu'un va t'attraper et te manger. S'il te plaît, n'y va pas". Le petit pigeon essaie de se calmer. Ils semblent tous écouter le plus âgé du groupe.

 

Accepter de vivre dans une cage

 

Ces pigeons vivent parmi des humains qui les attraperaient pour les manger; mais comment le peuvent-ils? je ne comprends pas. Ai-je mal compris le mot "manger"? Peut-être que, dans leur dialecte, il a le même sens que "prendre soin de"? Si c'est un terme emprunté, peut-être que je l'interprète mal. Pourtant il s'agit d'un mot important que chaque pigeon doit connaître. Ma mère me dit d'être prudent:" ne laisse pas les humains te prendre et te manger!". Si ces pigeons ont peur d'être attrapés et mangés, comment peuvent-ils vivre parmi les humains? Peut-être qu'ils ont même oublié qu'ils avaient des ailes et qu'ils n'ont aucune envie de quitter la cage où ils ont leurs habitudes. 

 

  "Alors comment est notre hôte?" demande le petit pigeon à son  aîné.

"- Très bien.

-  Mais il est sans doute comme les autres humains et il va nous attraper pour nous manger quand il en aura l'occasion.

- C'est différent. Les humains nous gardent en cage pour nous nourrir et c'est normal qu'ils veuillent nous manger si c'est nécessaire; or, pour eux, c'est une nécessité. C'est dans l'ordre des choses et nul d'entre nous n'a le droit de s'y opposer."

 

 

Qui est l'ennemi ?

 

Maintenant je comprends que "manger" a le même sens ici que chez moi. Si, un moment, j'ai essayé de deviner ce qu'ils entendaient par le mot "manger", désormais, je n'ai plus besoin de deviner.

 

  "Mais notre hôte a renversé toute notre nourriture et le plus gros des pigeons a tout mangé. Je ne peux pas me mettre à me battre pour manger à ma faim. Que faire?  De jour en jour je maigris et m'affaiblis. Je ne vais pas pouvoir survivre longtemps dans ces conditions.

- Toi aussi tu vas grandir lentement, toi aussi tu vas apprendre à happer un peu de nourriture autour du gros pigeon. Mais, en aucun cas, tu ne dois donner quelque chose à manger aux autres. C'est comme ça qu'on survit ici.

- Mais Grand-Père..." commence le jeune pigeon.

" Ca suffit, mon enfant, tais-toi. Les pigeons doivent apprendre à se satisfaire de ce qu'ils ont. N'essaie pas de discuter ni de réclamer."

 

 

Un espace plus vaste

 

A ce moment-là je me sens contraint d'intervenir et je l'interromps:

" Vous l'avez privé de sa liberté. Vous devriez lui accorder plus d'espace. Vous devriez le laisser vivre à sa guise!"

 Je ne peux continuer à me taire. Vivre comme le suggère le vieux pigeon détruirait toute fraternité au sein de notre espèce.

" Ah! Tu ne comprends pas notre situation", rétorque le vieux pigeon. " Susciter la colère de notre hôte est impossible. Si l'un de nous désobéit à ses lois et s'aventure hors de ce territoire, nous allons tous nous retrouver dans une cage à regarder à travers les barreaux pendant des mois. Nous perdrons même la branche sur laquelle nous sommes perchés."

 

  C'est quoi exactement une cage à pigeons? Je n'en ai pas la moindre idée. Ces pigeons disent qu'ils sont terrifiés à l'idée d'aboutir dans la cage, mais en même temps ils ont peur de la perdre. Ce qui me rend encore plus perplexe est le fait qu'ils supportent de vivre parmi les hommes. En ai-je discuté avec mon grand-père? Je ne crois pas qu'il m'ait jamais apporté une réponse claire.

 

  Je m'adresse plutôt au vieux pigeon:

"Vous parlez exactement comme l'un de ces hommes, arrachant la nourriture aux pigeons les plus petits et les plus faibles et leur interdisant de résister. Et après, vous faites tout pour cacher cette conduite déplorable. Comment, dans de telles conditions, les futures générations pourront-elles prospérer? Vous êtes corrompu, ignorant et stupide!

- N'insulte pas les humains" répond-il indigné "Sans eux nous ne serions pas là aujourd'hui.

Va faire ta propagande anti-humains ailleurs."

 

  Comment ne se rend-il pas compte que je ne leur veux aucun mal, que je cherche seulement à les aider? Il faudrait que je m'explique davantage.

 

 

Le rêve d'un destin

 

" Vous n'avez aucun sens de vos responsabilités. Vous condamnez les autres à cette existence et vous êtes en train de jeter au feu tout ce que vous ont transmis vos ancêtres."

Je veux poursuivre et asséner ce message encore plus clairement.

 

  Mais, tout à coup, j'entends un son perçant et je ressens une violente douleur dans les jambes. J'essaie de voler, mais mes ailes pendent, flasques. Tous les autres pigeons se sont envolés et planent au-dessus de moi.

"Regarde-toi, là, à fomenter la discorde" crie l'un d'eux "désormais tu vas goûter à la vie dans une cage et tu verras si tu peux continuer ainsi."

 

  Alors, je comprends: le vieux pigeon m'a attiré près de lui pour permettre à son hôte de m'attraper. La douleur emplit mon cœur. Les humains ne constituaient pas un danger pour moi et c'est ma propre espèce qui m'a trahi en espérant y gagner. Je n'arrive pas à le comprendre et je suis très malheureux. Soudain, je me dis que je ne peux capituler; tant que je peux soulever mes pattes, je peux me libérer. Je rassemble toutes mes forces et je vole d'un côté et de l'autre.

 

  " Ne fais pas l'idiot, mon enfant, debout! Qu'est-ce que tu as?" Cette voix, c'est celle de ma mère. Elle me regarde et je me rends compte que je ne suis pas blessé.

" Tu as fait un cauchemar" dit-elle.
"Oui, j'ai fait rêve épouvantable." J'embrasse tendrement ma mère et lui raconte mon rêve en détail.

" Mon enfant, dans ton rêve tu as vu notre destin. Les humains nous enserrent peu à peu au, grignotant ce qui était auparavant un espace entièrement à nous. Ils veulent nous chasser de ce pays que nous occupons depuis des milliers d'années et nous le voler. Ils veulent changer nos traditions, nous priver de notre intelligence et du sentiment qui nous lie, et nous déposséder de notre mémoire et de notre identité. Peut-être que, dans un avenir proche, ils vont construire ici des usines et des tours et la fumée qui sortira de la fabrication de produits dont nous n'avons nul besoin s'infiltrera partout et empoisonnera notre terre et notre eau. Aucune des rivières qui subsistent n'aura une eau pure et douce comme maintenant, mais toutes couleront noires des immondices issues des usines."

 

 

Le départ du champ de fraises

 

"L'invasion de ces humains est terrible" ajoute-t-elle " les générations futures ne verront jamais d'air pur ni d'eau limpide et ils penseront que cela a toujours été comme ça. Ils tomberont dans les pièges tendus par les humains. Ceux-ci se rapprochent de plus en plus de nous et, bientôt, il sera trop tard pour revenir en arrière. Personne ne peut nous sauver de ce funeste destin, si ce n'est nous-mêmes. Sortons, il est temps pour moi de te parler de ton père."

 

  Nous allons dehors. Autour de nous la terre est un tapis de verdure couvert de fleurs sauvages; ni route, ni trace de pas, juste une vaste steppe qui s'étend à l'infini. Notre territoire est situé au-dessus d'une falaise qui surplombe une rivière, avec des milliers de nids de pigeon alentour. En bas coule une eau pure dont le son parvient jusqu'à nous telle une berceuse. Pour moi, c'est le plus bel endroit du monde et le plus sûr. S'il n'y avait les humains et leurs avancées, nous pourrions vivre éternellement dans ce paradis.

 

  "C'est ton pays", dit ma mère, "c'est le pays de tes ancêtres. Ton père et ton grand-père ont  été  chefs de tous les pigeons de ce territoire; chacun d'eux s'est efforcé de le rendre encore plus beau. Leur travail et leurs règles avaient pour seul objet de nous faire accéder à un rang élevé parmi les pigeons. Le poids qui pèse sur tes épaules est lourd et tout ce que je souhaite est que tu aies le courage de marcher sur les traces de ton père.Tous les matins, je t'ai entraîné en t'apprenant à voler des centaines de kilomètres par jour. Tu possèdes des muscles durs et forts et ta sagesse est déjà grande.

Tu as le corps d'un adulte et, maintenant, c'est à ton esprit et à ton intelligence d'acquérir la même maturité. Sois toujours, toujours très prudent à l'égard des humains. Ne pense pas que, parce qu'ils marchent au-dessous de nous, tu es en sécurité. Ils ont des fusils et peuvent t'abattre à des milliers de mètres. Sais-tu comment ton père est mort?

- Non. Une fois, tu as commencé à m'en parler et tu t'es arrêtée en disant que ce n'était pas encore le moment.

-Eh bien, ce moment est venu. Il y a quelques jours, j'ai vu des humains explorer les environs. Ils nous suivaient des yeux attentivement. Il faut que nous trouvions un endroit sûr avant qu'ils n'arrivent. C'est de leurs mains que ton père est mort."

 

 

Un héritage glorieux

 

  "S'il te plaît mère, raconte-moi. Comment est-il tombé entre leurs mains?"

 mère réfléchit, elle a le visage triste. "Un jour ton père conduisait un groupe de pigeons à la recherche de nourriture. D'habitude, ils choisissaient des endroits sûrs où la nourriture est abondante. Ton père prenait toujours la tête de ces missions; c'était un chef courageux et responsable. Donc, ce jour-là, c'est lui qui guidait les autres, mais plusieurs jours plus tard, il n'était toujours pas revenu. Je me faisais beaucoup de souci. En général, quand il trouvait un endroit avec de la nourriture à plus d'une demi-journée de vol, nous déménagions notre nid. Jamais il ne serait allé aussi loin, ni ne serait resté aussi longtemps parti."

 

  "Au fond de moi, j'étais sûre qu'il avait eu un accident. A cette époque, toi et tes jeunes frères et sœurs veniez d'éclore et je ne pouvais pas vous quitter pour aller à sa recherche.

Finalement, au bout de plusieurs mois, un des pigeons partis avec ton père revint. Cela ne fit que renforcer ma conviction que ton père était tombé dans un piège. Puis, les après les autres, ils revinrent tous sains et saufs, tous mais pas ton père."

 

   Pendant ce récit, je m'attends à ce que ma mère se lamente et pleure, mais au contraire une lueur de courage brille dans ses yeux.

 

  " Ton père était un roi doté d'un caractère valeureux. Comment aurait-il pu défendre les autres, s'il n'avait pu se défendre lui-même? Comment un pigeon qui a été attrapé par les humains pourrait-il revenir et remplir son rôle de roi? Les humains l'ont capturé, emprisonné et, comme le veut la tradition de sa lignée, il s'est coupé la langue. Il n'a pu supporter une seconde d'être enfermé. La cage est devenue rouge de son sang. Il a refusé de manger et de boire et il n'a survécu qu'une semaine. Il s'est sacrifié. Il avait vraiment le sens de la liberté. Tout ce que j'espère  c'est que tu devienne comme lui ,à jamais un défenseur de la liberté.

- Maman, pourquoi mon père n'a-t-il pas trouvé le moyen de s'échapper comme les autres pigeons?"

 

La liberté ou la mort

 

Les humains espéraient que ton père s'unirait à une pigeonne domestique et qu'il aurait ainsi une progéniture métissée. Mais, jamais il n'aurait voulu avoir des enfants réduits en esclavage; il en aurait eu trop honte. Les pigeons de ton rêve sont les descendants de ceux qui ont accepté d'être esclaves et de mendier leurs moyens de subsistance. Leur âme est restée prisonnière. Mieux vaudrait un millier de morts qu'une telle vie. Tu es le fils d'un pigeon courageux; que son esprit demeure toujours en toi."

 

  " Les paroles de ma mère résonnent dans mon âme pendant longtemps. Je suis infiniment heureux d'être le fils d'un pigeon si courageux et je sens monter en moi un accès de fierté et de bonheur. Je me sens fort et fier. Plein d'amour, j'embrasse ma mère qui me dit:
" Maintenant, tu dois partir; je t'abandonne pour le salut de notre patrie et de tous les pigeons. Ne les laisse pas sans chef. Les humains sont de plus en plus agressifs et usent de toutes sortes de stratagèmes pour nous piéger. Va maintenant, trouve-nous un endroit sûr, mon fils."

 

  Mes ailes sont humides des larmes de ma mère. Le sens de mon rêve est clair: je dois partir en expédition et, en aucun cas, je ne vais tomber dans un piège tendu par les humains.

 

  Je m'éloigne de plus en plus, d'abord en longeant la rivière, puis en pénétrant dans la zone où sont les habitations des humains; celles-ci n'ont rien à voir avec celles de mon rêve.  Je dois être prudent et je vole de plus en plus haut; mes ailes sont suffisamment vigoureuses. Je n'entends pas la voix des hommes; seule la musique du vent berce mes oreilles.

 

A la recherche d'une nouvelle patrie

 

Les humains ne sont pas si puissants ni si effrayants, me dis-je, Si je vole trop haut, je vais rater mon but et, si je vole trop loin, cela va avoir des conséquences sur notre projet de migration. A vrai dire, je ne suis pas d'accord avec le projet de migration de ma mère. Notre territoire se trouve au-dessus d'un précipice très escarpé. Comment les humains pourraient-ils y grimper, alors que c'est déjà difficile pour des pigeons? Nous avons mené là une vie heureuse pendant des générations. Pourquoi faudrait-il partir maintenant, fuir les humains qui, en réalité, sont plus faibles que nous le pensons? Je vole au-dessus des installations humaines et je ne perçois aucune menace. Peut-être ma mère se fait-elle trop de souci.

 

  Maintenant le ciel est noir. Tout s'assombrit autour de moi et le monde disparaît dans une obscurité totale. Tout s'évanouit dans la nuit. Je réalise que je vole depuis un jour entier et que je suis épuisé. Il faut que je me repose. J’ai déjà exploré l'ouest, le nord et le sud et je n'ai pas encore trouvé d'endroit favorable où nous pourrions migrer et vivre.

 

  Sans doute ai-je volé trop haut. Demain, je pourrai aller vers l'est à plus basse altitude. Les étoiles scintillent dans le ciel. Comment peut-on avoir peur quand on vit au milieu de cette beauté? Je descends lentement et me pose sur un arbre. Demain je vais me réveiller en me demandant où je suis. Puis je repartirai en volant moins haut et je parviendrai peut-être à trouver un nouveau nid.

 

  Une voix harmonieuse me réveille, me tirant du sommeil doux et profond dont jouissent  ceux qui sont très jeunes et de surcroît épuisés. Un groupe de pigeons afflue autour de moi; j'entends leurs voix et le battement leurs ailes et je suis frappé de constater qu'ils sont exactement comme moi. Au premier abord, ils ressemblent aux pigeons de mon rêve, mais à y regarder de plus près, il sont différents. Avant tout, il faut que je trouve de quoi me remplir l'estomac. Je demande à ces pigeons où trouver de la nourriture et voilà qu'ils changent brusquement de direction et s'envolent loin des habitations. Je les suis.

 

 

Un ventre vide

 

"Où allez-vous?" je demande au pigeon de queue.

- Au moulin.

- Pour quoi faire?

- Chercher de la nourriture pour pigeons.

- Vous cherchez de quoi manger?"

Son regard se fait glacial quand il me demande: " Tu es un pigeon sauvage? Tu es vraiment un pigeon sauvage?

- Oui, je viens du champ de fraises."

 

Les chasseurs de pigeons

 

Je les suis au moulin où je vois une grande réserve de blé recouverte de paille d'où émane une odeur absolument délicieuse et je trouve que cette réserve a bon aspect, sans aucune trace d'être humain. Les autres pigeons ont l'air tranquille et satisfait . Dans cet endroit, ma confiance renaît, je reprends courage et me remplis l'estomac.

 

  Rien ici ne ressemble aux descriptions de ma mère. Confiant, je m'approche du blé qui est en face de moi. A ce moment, une force terrible m'étrangle le cou; je tente de m'enfuir , rapide comme une flèche, mais j'étouffe et une force inconnue me tire en arrière. J'essaie de me cacher, mais en vain: tiré vers le bas, je ne peux que tourner en rond.

 

  Tous les autres pigeons se dispersent dans le ciel et j'ai peur de m'écraser au sol comme dans mon rêve. J'ai peur d'être tombé aux mains des humains, mais il n'y a pas d'humains

à proximité. Le temps passe et je n'ai aucune idée du nombre d'heures qui se sont écoulées. Soudain, deux hommes apparaissent; je pense que j'ai été pris; et ce qui m'étrangle se desserre.

 

  "C'est un pigeon sauvage" dit le plus jeune.

- Tiens-le bien et attache-lui les ailes pour qu'il ne s'enfuie pas" répond l'autre. Tous deux m'attachent les ailes, m'empoignent par le cou et me regardent dans les yeux.

"Hé, c'est une belle espèce; c'est vraiment de la chance"; dit le jeune en me tournant et me retournant dans ses mains pour m'examiner.

 

"Relâche-le"

 

  " On ne peut rien en faire, relâche-le" dit le plus âgé. " Relâche-le, il s'est déjà coupé la langue. Quand tu attrapes un pigeon comme lui, tu ne peux que le relâcher. D'habitude, c'est le chef de la volée qui fait ça.

- On peut quand même le garder pour les œufs" proteste le jeune.

- Un pigeon comme lui, si on le garde, il ne va ni boire ni manger. Il va résister et se laisser mourir."

Le jeune humain est inébranlable: «On ne peut pas juste le laisser partir!

- Bon d'accord, si c'est ce que tu veux. Tu verras que ce que je dis est vrai; une fois j'en ai attrapé un et il n'a vécu qu'une semaine."

 

L'épreuve de la cage

 

" Je vais sûrement l'apprivoiser" affirme le jeune.

Tu ne m'apprivoiseras jamais, pensé-je; je vais  trouver le moyen de rentrer chez moi. J'ai honte de moi: je n'ai pas pris au sérieux les avertissements de ma mère et je suis tombé dans un piège tendu par des humains. Je rassemble tout ce qu'il me reste de force

et crois un moment que je vais pouvoir m'envoler. Au lieu de cela, je tombe par terre

  " Salaud! " crie le plus jeune. "Je vais lui attacher au moins une aile; comme ça, il ne pourra pas s'envoler."

Il me fourre dans un sac, sans doute pour m'emmener avec lui. Peut-être qu'il va m'attacher les deux ailes et me mettre dans une cage. Je vois plusieurs pigeons derrière des barreaux de fer, tous regroupés dans un coin.

" Tu dois avoir eu rudement faim pour être tombé dans mon piège"  ajoute-t-il en mettant de la nourriture et de l'eau dans un coin de la cage. Immédiatement une volée de pigeons se précipite dessus. Alors furieux, j'ai envie de me jeter contre les barreaux de fer pour me fracasser la tête et mettre fin à cette horreur.

 

  Mais mon aile est toujours attachée et je ne peux pas bouger. Je lève faiblement la tête vers le soleil en pensant qu'en moins d'une journée je suis tombé dans ce piège. Qu'en penserait ma mère si elle me voyait? Je m'affale sur le sol.

 

Ni manger ni être mangé

 

Je rêve: je vois ma mère dans le bleu profond du ciel qui m'appelle; mon père apparaît, grand et imposant, et je me sens fier de lui. Ils m'appellent encore et je vole vers eux, mais ils reculent. A nouveau je vole vers mes parents et à nouveau ils reculent. Je m'arrête de voler et ils s'arrêtent aussi . J'ai soif et je crie: 'Mère, de l'eau!"

 

  Une voix humaine me fait revenir à moi: "Ce pigeon est vraiment entêté" dit la voix. "Cela fait cinq jours qu'il est là et il n'a toujours rien mangé." C'est le plus jeune des humains qui parle.

"Je t'avais bien dit que ça ne servirait à rien de lui donner à manger" répond le plus âgé de mauvaise humeur.

" Mais s'il continue à jeûner, il va mourir. Est-ce que ça ne serait pas mieux de le faire cuire pour avoir du bouillon pour mon enfant?"

Le plus âgé adopte un ton moqueur:" Tu n'en feras rien de bon et tu risqueras de tomber malade. Laisse-le partir. Voir un pigeon comme lui se laisser dépérir est trop triste.

- Mais le relâcher ne nous apportera rien."

 

Il n'en sortira rien de bon

 

"De toute façon, on n'en tirera rien de bon.

- On aurait dû en faire une soupe tout de suite" dit le jeune. Il essaie de me détacher les ailes et me pose sur le sol de la cage; je fais tous mes efforts pour m'envoler, mais en vain car le lien est trop solide.

 

  Je voudrais me précipiter sur la porte de la cage pour m'enfuir, mais je ne le peux pas. Cette cage cruelle est d'une grande perversité; en effet, elle permet à celui qui y est enfermé de voir à l'extérieur les libertés dont il est privé, sans espoir de les retrouver un jour.

 

  L'air est le même à l'intérieur et à l'extérieur de la cage, mais la vie que je mène derrière ces barreaux de fer pourrait très bien appartenir à un autre univers. Celui qui a conçu un tel engin possédait vraiment une main de fer et l'âme la plus noire, résolu à immobiliser de petites créatures comme moi sans en tirer le moindre avantage. Je crois qu'en emprisonnant mon corps, ils espèrent asservir mon âme. Je voudrais mettre fin à mes jours, mais je ne le peux pas et c'est ce qu'il y a de pire."Hommes sans cœur qui avez tué ma liberté " ai-je envie de crier "relâchez-moi ou laissez-moi mourir!"

 

  Je sens une odeur familière et ma mère est là, les yeux brillants, pleins d'angoisse, observant tour à tour mes plumes qui pendent, ma bouche blessée et mes pauvres ailes tordues.

 

La libération de l'âme

 

  " Pardonne-moi, mère, je ne méritais pas la confiance que tu mettais en moi. Je ne suis pas digne d'être ton fils." Je baisse la tête comme un criminel sur le banc des accusés. Pourquoi ne suis-je pas mort avant qu'elle n'arrive?

 

" Tu as fait tout ce que tu as pu", dit-elle "maintenant tu dois mettre fin à cela.

- Mais, maman, je ne peux pas. Je suis prisonnier, sans énergie, sans force. Quel que soit mon désir de mourir, je n'y arrive pas."

-  C'est évident; c'est pourquoi je suis venue t'apporter la liberté.

-  La liberté, je ne la mérite plus. Je ne suis plus digne d'être ton fils.

-  Donc, je te le redis: je t'ai apporté la liberté. Tu es toujours mon enfant courageux; tu ne dois pas être contraint à vivre comme un esclave et tu dois pouvoir mourir avec courage et  dignité." Et elle pousse vers moi une petite chose à manger.

 

Le prix de la liberté

 

" C'est une fraise vénéneuse; mange-la et tu seras libre. Restaure l'honneur de notre volée et rappelle-toi que la vraie liberté coûte très cher. Viens, approche ta bouche plus près de moi."

 

  Je regarde ma mère pour  la dernière fois. Elle semble en paix, courageuse. Je tends vers elle ma bouche blessée. Mon bec, la seule arme qui me reste, un ennemi pour les humains,

Mon bec qui me défendait et me nourrissait et qui m'a conduit jusque dans le piège des humains, maintenant il est brisé, fracassé lors de ma collision ratée avec les barreaux de fer.

 

  Le poison de la fraise s'écoule en moi comme l'annonce de la liberté, en même temps que la reconnaissance de pouvoir enfin mourir librement. C'est comme si les flammes de mon âme s'élançaient libres dans le ciel.

 

  Tout m'apparaît clairement maintenant: le ciel est toujours d'un bleu profond et le monde est si beau; tout est calme et paisible. Un groupe de pigeons se rassemble au bord de la cage autour de moi; ils me regardent étonnés et perplexes.

 

 

Maralbeshi County

24 mars 2004

Traduit de l’ouighour en anglais par Luisetta Mudie et de l'anglais en français par Emmanuelle de Verdilhac et Antoinette Bernard.

 

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